LE XVIe SIÈCLE VU PAR S. ZWEIG

Raphaël, L’École d’Athènes, détail, 1510.

ZWEIG MONTAIGNE

Quand Michel de Montaigne fait son entrée dans la vie commence à s’éteindre une grande espérance, la même espérance que ce que nous avons vécue au commencement de notre siècle : celle de voir le monde devenir humain. Dans l’espace d’une seule génération, la Renaissance avait comblé l’humanité du don que lui faisaient ses artistes, ses peintres, ses poètes, ses savants, d’une nouvelle beauté, parfaite au-delà de toute espérance. Il semblait qu’un siècle – non, des siècles s’ouvraient où la force créatrice allait, degré par degré, vague après vague, porter l’existence obscure et chaotique jusqu’au seuil du divin. Le monde était soudainement devenu vaste, plein, riche. Avec le grec et le latin, les érudits retrouvaient dans l’Antiquité et redonnaient aux hommes la sagesse de Platon et d’Aristote. Sous la conduite d’Érasme[1], l’humanisme promettait une culture unifiée et cosmopolite. La Réforme[2] semblait fonder, à côté de la nouvelle ampleur du savoir, une nouvelle liberté religieuse. Les distances, les frontières entre les peuples disparaissaient, car l’imprimerie, que l’on venait d’inventer, donnait à chaque mot, à chaque pensée, la possibilité de s’élancer, de se répandre ; ce qui était donné à un peuple semblait appartenir à tous, on croyait que, par l’esprit, une unité se créait au-delà de la sanglante querelle des rois, des princes et des armes. Et, autre miracle, comme le monde spirituel, le monde terrestre s’élargissait à des dimensions insoupçonnées. De l’Océan jusque-là infranchissable surgissaient de nouveaux rivages, de nouveaux pays, un continent immense promettait un sûr asile à des générations et des générations. Les artères du commerce avaient des pulsassions plus rapides, un flot de richesses se répandait sur la vieille Europe, créant le luxe, et le luxe à son tour créait des édifices, des tableaux, des statues, tout homme monde embelli, spiritualisé. Mais toujours, quand l’espace s’élargit, l’âme s’ouvre. Comme au début de notre siècle, quand, une fois encore, l’espérance s’élargit de façon grandiose, grâce à la conquête de l’éther par l’avion et par la parole qui survole, invisible, les pays, quand la physique et la chimie, la technique et la science arrachèrent à la nature ses secrets l’un après l’autre et mirent ses forces au service de l’homme, un indicible espoir anima l’humanité déjà si souvent déçue et, de milliers d’âmes, jaillit le cri d’allégresse de Ulrich von Hutten[3] : « Quelle joie est la vie ! »

Mais toujours, quand la vague monte trop haut et trop vite, elle n’en retombe que plus violemment, comme une cataracte. Et, de même que, à notre époque, ce sont les nouvelles conquêtes, les miracles de la technique qui deviennent les facteurs les plus terrifiants de la destruction, les éléments de la Renaissance et de l’humanisme qui semblaient apporter le salut devinrent poison mortel. La Réforme, qui rêvait de donner à l’Europe un nouvel esprit chrétien, provoque la barbarie sans exemple des guerres de religions, l’imprimerie ne diffuse pas la culture, mais la haine religieuse, au lieu de l’humanisme c’est l’intolérance qui triomphe. Dans toute l’Europe, une meurtrière guerre civile déchire chaque pays, tandis que, dans le Nouveau Monde, la bestialité des conquistadores se déchaîne avec une cruauté sans égale. Le siècle de Raphaël et de Michel-Ange, de Dürer[4] et d’Érasme retombe dans les atrocités d’Attila, de Gengis Khan et de Tamerlan[5].

Bruegel, La Chute d’Icare, vers 1558.

Que, malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanisme dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, c’est là ce qui fait la vraie tragédie de la vie de Montaigne. À aucun moment de sa vie il n’a vu régner dans son pays, dans son monde, la paix, la raison, la tolérance, toutes ces hautes forces spirituelles auxquelles il avait voué son âme.

Stefan Zweig, Montaigne, 1982 (posthume).

[1] Érasme, humaniste hollandais.

[2] La Réforme : dans le domaine religieux, ce terme désigne le processus élaboré dans l’Église catholique du XVe et XVIe siècle pour la modification et la réorganisation de ses structures, de ses pratiques et de ses dogmes et ayant abouti à la formation d’Églises séparées, parmi lesquelles l’Église protestante.

[3] Ulrich von Hutten : humaniste allemand.

[4] Raphaël, Michel-Ange, Dürer : grands peintres de la Renaissance.

[5] Attila, Gengis Khan,Tamerlan : envahisseurs venus d’Europe centrale ou d’Asie qui, au cours du Moyen-Âge, furent réputés pour leur cruauté.

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